L'Empire d'encre et de mots

Le Christ occulte (inclus dans le recueil "Sac de kongossas - sac 1"

Le Christ occulte (inclus dans "Sac de kongossas - sac 1" ; il y a encore)

Mbam-Abouop. Une localité dans la région du Centre Cameroun, à une vingtaine de kilomètres au sud de Mfou. Moins de trois mille habitants dans la localité, pour l'essentiel des enfants. Le soir, les deux principaux bistrots du coin peuvent vous servir du lièvre en bouillon ou encore, pour les bourses plus modestes, de la chèvre. Les adultes discutent de leurs journées au champ, des sujets brûlants de l'actualité ou encore de qui a accouché ces derniers jours, et qui est le vrai père de l'enfant. À partir de vingt heures, la population des cours et des deux bistrots précités s'éclaircit encore plus, et avant vingt-deux heures, les rues sont désertes. Si un touriste traverse la zone un soir où ENEO a décidé de couper le courant dans la zone, il ne verra même pas les lueurs de bougie filtrer à travers les fenêtres de la plupart des habitations. Le plus étrange, c'est que contrairement à plusieurs endroits où vivent les humains et les animaux domestiques, on ne voit pas d'animaux errants rôder en quête de restes ou de bagarre avec des congénères de leur espèce ou d'une espèce ennemie. Comme si dans le silence des nuits de Mbam-Abouop, quelque chose dans l'air interdisait ces fidèles amis des Hommes d'occuper les lieux.
De la description que je suis en train de vous faire de ce village, si je vous demandais si vous accepteriez de vous faire affecter dans une localité pareille comme maîtresse de primaire pour au moins deux ans, j'imagine bien que la réponse dépendrait en grande partie de l'endroit où vous aviez grandi, en plus du degré de vos ambitions professionnelles dans ce domaine, au Cameroun. Beaucoup n'accepteraient ce genre d'affectation que si c'était la seule disponible, et je fais partie de ces personnes. Je venais de sortir d'une vie de concubinage stérile dans tous les sens du terme, et quand la direction de l'école publique de Mfou m'annonça cette affectation pour remplacer un collègue mort au courant de l'année, je n'avais pas trop d'options devant moi, et rien qui me retenait de quitter la ville, puisque mon homme avait quitté la ville pour aller s'installer ailleurs avec sa nouvelle conquête. Autant dire que je prenais ce déménagement comme une opportunité de repartir à zéro, et de garnir encore plus mon CV.
À trente-cinq ans, j'abordais la pente de la vie où on savait qu'on ne pouvait pas tout faire, et où on se focalise pour bien faire le peu qu'on sait faire. Je savais enseigner, et avoir l'opportunité de remplir la tête des jeunes des zones rurales de mon pays ‒ comme mes maîtresses l'avaient aussi fait pour moi à l'époque ‒ me donnait une motivation supplémentaire d'y aller.
Si j'avais opté pour la vie du dehors comme on dit, avec le visage que j'avais, ainsi que ma petite silhouette rebondie comme il faut là où il faut, peut-être aurais-je pu tomber sur un beau et riche jet-setteur qui m'aurait ramené dans son foyer, ordonné de cesser de travailler, et choyé comme la reine que certains disaient que j'étais, en ne se focalisant que sur mon physique. Peut-être que si je ne m'étais pas rebellée autant face à la vie qui m'était normalement destinée, je n'aurais jamais porté de grossesse surnaturelle. Mais comme aime à le dire souvent Clarisse, ma meilleure amie, les voies du Seigneur sont impénétrables, même comme j'aimerais bien savoir ce que j'ai fait pour être autant abandonnée par lui, au point de revenir de mes viols oniriques avec une gestation, là où mes compagnons du monde réel ne parvinrent jamais à écrire sur ma feuille avec leur stylo.
J'étais déjà accoutumé au rythme de vie de Mbam-Abouop quand j'abordai la nouvelle année scolaire dans ma nouvelle salle de CE1. Dans l'ensemble, mes trente-huit élèves étaient plus paisibles que ce à quoi je m'étais attendue ; plus réservés. Je devais user de trésors d'ingéniosité pour leur faire participer plus activement aux cours. Bien sûr, je n'avais pas besoin d'user de ces astuces pour trois élèves en particulier. Les garçons de ma salle de classe approchaient pour la plupart de la puberté, ce qui justifiait leur intérêt vif pour leur maîtresse. L'enthousiasme avec lequel ils m'accueillirent me le prouva dès le premier jour, mais les trois cas que je distingue par leur agitation dans ma classe méritent que je parle plus d'eux.
Simon Essogo, avec ses onze ans et ses grands yeux, aimait à jouer aux brutes épaisses avec la moitié de la classe qu'il savait pouvoir battre. Paul Zang le talonnait avec ses dix ans et la tenue élimée qu'il portait chaque jour sans que je ne distingue les jours où il l'avait lavé des jours où il ne l'avait pas fait. Il devait partir cultiver avec elle, mais un tiers de la classe faisait pareil. Michel Eyenga, à neuf ans, avait un regard éteint et une démarche aussi nonchalante que sa façon de parler. Tous les trois avaient relativement la même taille malgré leur différence d'âge. Autre point commun qu'ils partageaient : ils me faisaient tous les trois une cour voyante, en et en dehors de la salle de classe.
Au vu de notre différence d'âge apparente, je prenais ça à la légère, puisque dans le passé certains de mes élèves avaient aussi eu ce même genre de béguin passager. J'ai précisé "apparente" parce qu'Essogo me rappelait souvent que je ne voyais que ce que je pouvais voir, et qu'il n'était même pas sûr que je sois sa grande sœur, en réalité. Leur rivalité pour savoir avec qui je me marierais alimentait une partie des ragots de la classe, et je remarquai que le reste des élèves de la classe témoignait à leur encontre une sorte de terreur respectueuse, au point que lorsqu'un autre élève récoltait mes louanges pour un exercice réussi quelconque, il se recroquevillait sous les regards noirs que les trois garçons lui lançaient sans même se gêner de ma présence.
Vers la fin du mois de septembre de cette année-là, je me mis à faire les rêves qui conduiraient à ma grossesse.
Ils commençaient à de rares exceptions près par une course poursuite entre moi et un énorme serpent, qui changeait de couleur à chaque rêve. Un jour, un boa arc-en-ciel large comme une petite case et pouvant m'avaler comme une souris rampait dans ma direction sans faire de gros efforts, et j'entendais le son de son corps brisant les branches des arbres sur son chemin vers moi tandis que je m'enfonçais plus profondément dans la forêt, hors d'haleine, jusqu'à m'effondrer d'épuisement, comme paralysée. Un autre jour c'était un mamba vert tout aussi immense, quand ce n'était pas une espèce de serpent inconnu, mais que je devinais venimeux. Dans la quinzaine de rêves que je fis avant qu'il cessèrent, un homme venait souvent me sauver. Si on pouvait qualifier d'"homme" les créatures humanoïdes aux ailes de chauve-souris ou de rapace dans leur dos qui venaient souvent me saisir par les bras pour m'emporter au-dessus de la forêt. Je ne parvenais pas souvent à voir leur visage, qui restait comme couvert par l'ombre d'un grand chapeau posé sur leur tête, sans qu'il n'y ait trace dudit chapeau sur leur tête. Après m'avoir déposé tantôt à l'entrée d'une grotte, tantôt dans une clairière, tantôt au sommet d'une montagne rocheuse, mon sauveur me poussait souvent par terre et entreprenait de me dévêtir sans que je puisse être maîtresse de mes propres mouvements, mon corps comme envoûté. Étant déjà tout nu, il s'unissait alors à moi, pour ma plus grande horreur et mon plus grand dégoût une fois éveillée, pendant des minutes qui me paraissaient durer une éternité. Je dis "une fois éveillée" parce que je sentais encore nettement, à chaque réveil après ces couches de nuit, l'état second et excité de mon corps après ces actes sexuels qui me déroutaient tant par leur caractère insolite que par les facteurs qui environnaient leur déroulement. Le serpent, la forêt, l'homme-rapace ou chauve-souris.
Je me résolus après un mois de ce régime irrégulier ‒ je ne faisais pas ces rêves chaque soir, ni à un rythme régulier ‒ à appeler ma meilleure amie Clarisse Djiofack. À ma connaissance, certains prêtres avaient plus manqué la messe dominicale qu'elle, et je la jugeai donc comme la mieux placée pour me proposer une solution radicale à cette situation.
"Tu as déjà entendu parler de l'archange Saint Michel ? Me demanda-t-elle après mon récit.
— Le frère de Lucifer ?
— Et le plus fidèle et plus puissant soldat de l'armée céleste, oui, confirma-t-elle. C'est de lui que tu as le plus besoin, pour ta situation-ci. Celui-là, quand on l'invoque, ce n'est pas pour qu'il vienne juste repousser les démons. Il les détruit, et toute personne dans ton entourage qui est en train de te vouloir du mal ne pourra qu'aller raconter à Satan en Enfer ce qui l'avait piqué de chercher une protégée de Michel. Le vrai problème est maintenant le fait que je ne suis pas sûre qu'à l'église la plus proche de chez toi là, ils aient le missel de prières pour Saint Michel disponibles là-bas. En passant, depuis là tu pars quand même à l'église ?
— Euh… Clarisse, où est le temps ? En plus il faut payer près de mille francs pour la moto qui peut m'y emmener, petite sœur.
— Tu veux que tes couches de nuit cessent ou pas ?
— Je veux que ça cesse.
— Alors tu as tout intérêt à trouver le temps ‒ et l'argent ‒ d'aller au moins une fois par mois à l'église, à partir de maintenant. Normalement ce n'est même pas à moi que tu devais raconter ton histoire ci, mais à un prêtre. Un exorciste serait l'idéal, mais ils sont plus rares à trouver. Je vais me renseigner, quoi qu'il en soit. En attendant, cherche le missel sur Saint Michel là, et pars à l'église. Tu me fais signe si tu ne trouves pas le missel de ton côté, là je t'envoie ça même la semaine prochaine.
— D'accord, sœurette.
— Ah, j'oubliais une chose, mais je crois que tu le fais déjà sans que je te le rappelle, c'est évident : tu pries chaque soir, non ?
— Sans manquer.
— Voilà. Je suis rassuré. On fait alors comme ça, grande sœur."
Je venais de lui mentir sans ciller. Je ne priais pas chaque soir. Du moins pas avant que je n'aie ces couches de nuit régulières. Au final, je ne trouvai pas le missel de prière dans la paroisse de Nam-Mvout, qui était la plus proche de Mbam-Abouop, et Clarisse me l'envoya. Dès le premier soir de mes neuvaines de prière avec le missel de Saint Michel, les couches de nuit cessèrent.
Focalisée sur la fin de mes couches de nuit, je ne remarquai le retard de mes règles qu'au quarante troisième jour de mon cycle, qui en avait vingt-huit en temps normal. J'attribuai cela au stress de mes couches de nuit dans un premier temps, et mes recherches sur la Toile ne firent que confirmer mes suppositions. Je devais attendre si le retard prolongeait le cycle à une soixantaine de jours avant de paniquer.
C'était sans compter sur l'épisode des nausées en salle de classe.
La première fois que je sortis vomir aux toilettes, j'attribuai l'évènement au fait que les pommes pilées que j'avais mangé pendant la pause devaient être avariées, sans compter qu'à la base je n'étais pas une grande consommatrice de ce met de chez nous. La collègue qui partagea sa part avec moi ‒ Isabelle ‒ voulait juste du renfort pour terminer la grosse assiette que sa mère était venue lui apporter à son lieu de travail à la pause. Comme mon ventre criait famine depuis le matin sans que je ne l'avais satisfait, je profitai de la situation. Pour rendre l'essentiel de mon repas moins de deux heures plus tard dans les buissons derrière notre salle de classe. Quand je rentrai dans la salle, je remarquai Eyenga me lancer un coup d'œil rapide, avant de darder sur Zang et Essogo un regard chargé d'une colère qui me surprenait d'autant que je n'en savais pas la source.
La seconde fois que j'en eus, j'avais juste bu de l'eau depuis le matin, et c'est l'odeur de pommes bouillies s'élevant quelque part dans ma classe qui me précipita dehors pour vomir de la bile. Quand je rentrai, Essogo me demanda, souriant :
"Vous êtes enceinte, madame ?
— Et en quoi l'état de mon ventre te regarde, petit insolent ?
— Mais c'est parce que je suis le père de l'enfant que je demande ça non ? Là il faut que je connaisse déjà à combien on dote chez toi pour venir t'épouser et t'emmener chez moi avec mon enfant.
— Et qui t'a dit que c'était ton enfant, imbécile ?" aboya Zang. Il s'était levé pour apostropher son camarade, et Essogo se leva à son tour pour lui répondre :
"C'est moi qui l'ai le plus sauvé parmi nous. Tu ne sais pas ça ?
— C'est quand je vais tuer vos deux serpents que vous allez comprendre que c'est mon enfant", dit Eyenga en restant assis, un sourire hautain aux lèvres.
"Ça suffit ! M'écriai-je. Vous trois, venez vous mettre à genoux et tendez les bras. Vous allez passer le reste du cours dans cette position jusqu'à la pause !"
Les propos de ces enfants m'ébranlèrent bien plus que le reste de la classe ne pouvait l'imaginer, car depuis le début de mes rêves étranges, je n'avais parlé de mes aventures à personne d'autre que Clarisse. Était-ce une coïncidence qu'Eyenga ait parlé de serpents qu'il allait tuer ? Et si ce n'en était pas une, comment se faisait-il qu'Essogo ait parlé de grossesse, alors que je savais ne pas avoir eu de relations sexuelles depuis des mois déjà ?
À la pause, je posai quelques questions à Ongolo Laëtitia, qui était de loin la plus grande bavarde de la classe. Elle revint de la cour en trainant des jambes, l'air résignée à l'idée de subir une nouvelle punition de sa maîtresse.
"Dis-moi, Ongolo, lui demandai-je dès qu'elle se tint debout devant moi, tu sais pourquoi tous tes camarades ‒ y compris toi ‒ avez aussi peur d'Essogo, Zang et Eyenga ?
— Oui, madame." Et elle garda le silence. Ne répondre qu'aux questions qu'on leur posait était un culte chez les habitants de Mbam-Abouop. Je me repris et dit :
"Quelle est alors cette raison, Ongolo ?
— Mais c'est parce que ce sont des sorciers non, madame ?
— Des sorciers ?
— Oui, madame.
— Pourquoi tu dis ça, Ongolo ?
— Parce que c'est ce qu'il sont non, madame ? Ils parlent aux animaux, et ils marchent la nuit. Même nos parents connaissent qu'ils sont sorciers. Ils protègent les secrets du village, et ils vont protéger le prochain chef du village.
— Je vois. Merci, Ongolo. Tu peux partir."
J'espérai qu'elle n'avait pas perçu la terreur dans ma voix, mais une fois qu'elle sortit, je cessai de réprimer les tremblements de mes mains, que j'avais caché sous ma table quand Ongolo avait commencé son explication.
Depuis toute petite, j'avais été éduquée avec une certaine négligence pour les aspects spirituels de la vie. Mes parents se préoccupaient plus de leur vivant de la meilleure façon de subvenir aux besoins de leur enfant unique que d'envoyer cet enfant prendre des sacrements ou même faire la catéchèse. Jusqu'à il y a peu, mes rapports avec Dieu ne se résumaient qu'aux expressions courantes lâchées plus par habitude que par croyance pure en nos propres mots. Ce qui signifiait que mes connaissances pouvaient bien m'entendre m'exclamer "seigneur !" comme je faillis le faire quand Ongolo me révéla la facette mystique de mes trois petits turbulents, ou encore "Dieu est au contrôle" pour soutenir à ma façon un proche qui traversait une étape difficile, mais ça ne voulait pas souvent dire que je croyais du fond du cœur en l'existence d'un "Seigneur" ou d'un "Dieu" qui veillait sur nous depuis d'hypothétiques nuages paradisiaques. Mais devant la brutalité des réalités que je vivais et entendais depuis mon arrivée à Mbam-Abouop, je me devais d'accepter l'inévitable.
À savoir que j'étais dans un village de dangereux sorciers, et que j'étais peut-être liée mystiquement à l'un d'eux. Mais quoi qu'en disent les faits, une part de moi se disait que tout cela était trop irréaliste pour être en train de se réaliser. Moi ? Enceinte ? Sans même avoir eu la moindre relation sexuelle depuis près de huit mois ? Comment ça pouvait se faire ? Si je n'avais pas eu ces couches de nuit, peut-être aurais-je été flattée d'avoir eu ce genre de miracle biologique. Dans mon cas en l'occurrence, il n'y avait pourtant pas eu rapport a priori. Je ne pouvais donc pas être enceinte.
C'est avec cette rengaine à l'esprit que je fis un tour à Mfou à la fin de mes cours, pour m'acheter deux tests de grossesse fiables, que je m'empressai de soumettre au traditionnel test urinaire pour voir leur résultat. J'attendis près d'une heure de temps pour faire le second test. Qui afficha le même résultat que le premier test. Mon cauchemar se réalisait. J'étais enceinte sans avoir eu le moindre rapport sexuel physique avec un homme.
Je passai les heures qui suivirent cette découverte dans un état de torpeur anormal, au point d'appeler le directeur de l'école aux alentours de vingt-deux heures pour lui annoncer que je ne pourrais pas être disponible pour le lendemain, pour cause de maladie. Il accepta ma demande, et me souhaita bonne guérison.
"Si seulement c'était aussi simple que ça", marmonnai-je au téléphone après avoir raccroché. Oui, j'étais malade. Mais je ne guérirais pas avant plusieurs mois, des mois que je ne savais pas comment expliquer les origines de ma maladie sans passer pour une menteuse patentée au mieux, une possédée au pire. Je ne savais pas lequel des qualificatifs était meilleur, et j'aurais aimé ne jamais avoir à choisir entre ces deux-là pour me définir moi-même.
Peu de temps après la découverte de ma grossesse, ma classe reçut la visite de l'inspecteur d'enseignement Bako Gilbert, pour s'assurer du bon enseignement que les enseignants dispensaient aux élèves. Sa visite intervenait pendant la période où, en classe, nous abordions le chapitre des reptiles en biologie. Au vue de ce que je traversais en ce moment, je dois avouer que je n'avais pas beaucoup d'entrain à aborder ce cours, que ce soit avant ou le jour du cours. Le jour de mon inspection tombait donc très mal, mais je ne pouvais pas m'y soustraire.
Je citais des serpents, et alors que je prenais le livre de cours pour montrer l'espèce de boa commune dans nos localités, Ongolo s'écria :
"Il est comme le serpent de Zang !" L'intéressé haussa les épaules de sa tenue usée, comme si elle n'avait signalé qu'une évidence connue de tous. En particulier d'Essogo et d'Eyenga, puisque les trois s'échangeaient des coups d'œil complices. La voix grave de Mr Bako attira mon attention depuis le fond de la classe :
"Tu veux dire que monsieur Zang a un serpent ?
— Oui, monsieur, répondit Ongolo.
— Moi aussi j'ai un serpent, répondit Essogo en écartant ses grands yeux d'un air entendu. Il est même plus gros que pour Zang.
— Ma part n'est pas plus gros que pour vous, mais ça peut tuer pour vous deux", répliqua Eyenga en postillonnant.
Je me retins à temps de les corriger en disant "on ne dit pas plus gros que pour, mais plus gros que celui de". Comme si c'était normal d'avoir une discussion sur qui détenait le plus gros serpent de ma salle de classe.
"Chahut ! Criai-je.
— Stop ! Répondirent les élèves.
— Chahut !
— Stop !"
L'inspecteur me fixa un moment sans que son visage trahisse une émotion, puis hocha la tête et nota quelque chose dans son carnet. Je détestais quand ils faisaient ça. On ne pouvait pas deviner s'ils venaient d'écrire nos louanges ou de nous critiquer par écrit.
Moins de vingt minutes plus tard, ma classe vivrait un évènement lui valant un article dans plusieurs quotidiens nationaux.
Ça se passa pendant que j'étais sortie raccompagner l'inspecteur, et qu'il me félicitait de la maîtrise que j'avais sur ma classe, me conseillant sur la meilleure façon de gérer les situations dans le genre de celles qu'avait provoqué Ongolo.
"Vous savez, nous sommes dans un village, disait-il. Nous qui venons de la ville avons tendance à oublier que nous, ou au moins nos parents, viennent d'un village dans ce genre. Nous oublions parfois les coutumes et… particularités de certains villages. En étant franc avec vous, je ne compte plus le nombre de fois où j'ai entendu un élève accuser un de ses camarades d'être… un sorcier. Ou", ajouta-t-il comme j'écarquillais les yeux devant sa déclaration, "si vous voulez, de détenteur de totem.
— La différence entre ces autres villages et ici est quand même que vous subissez un peu plus directement les effets de cette sorcellerie et de ces fétichismes qu'ailleurs. Surtout quand on considère que vous êtes étranger ou étrangère.
— Que voulez-vous dire…"
Des cris provenant de ma classe l'interrompirent, et des élèves sortirent à la débandade de la classe en nous bousculant sur leur passage. Mr Bako arrêta un élève ‒ Tsoungui ‒ et lui demanda ce qui se passait, mais les cris nous avaient déjà informés avant même qu'il ne nous confirme ce qui avait provoqué leur fuite :
"Le-serpent le-serpent le-serpent !" Hystérique, le petit élève se débattait dans le bras de Mr Bako pour s'enfuir. Mr Bako le libéra au final, et nous remontâmes la marée d'élèves qui tarissait déjà à mesure que la salle se vidait, tandis que la plupart d'entre eux s'arrêtait plus loin, au niveau de la cour. Une fois arrivé en classe, nous trouvâmes encore des élèves dans la salle, en train de se disputer. Ils étaient trois.
Un énorme serpent boa de couleur arc-en-ciel était lové au sol dans le large cercle qui les séparait, et darda sur nous sa langue noire bifide quand nous nous arrêtâmes sur le seuil de la porte.
Je poussai un cri qui fit sursauter tous les quatre autres témoins de la scène, avant de m'enfuir à mon tour pour rejoindre mes élèves, mes jambes parvenant je ne sus comment à me transporter sans me trahir en chemin. Le vacarme de ma salle avait attiré l'attention des classes voisines ainsi que de celles du dessus, et c'est comme ça que je m'assis à même le sol non loin de la salle des CE2, près de ma collègue Isabelle.
"Qu'est-ce qui se passe, collègue ?"  Me demanda-t-elle. Encore tremblante, je me contentai de lui pointer du doigt ma classe au bout du couloir, d'où on pouvait encore voir le talon des chaussures de cuir de Mr Bako, qui était en train de crier quelque chose que le vacarme des autres classes qui sortaient voir ce qui se passait étouffait. Mr Bako sortit quelques instants plus tard en courant de la pièce, et quand il nous rejoignit il nous demanda :
"Le bureau du surveillant.
— Il est là", lui répondit Mr Fongang depuis ma droite. Son bureau se trouvait de l'autre côté du bâtiment, après le coude du couloir derrière moi. "Que se passe-t-il ?
— Un serpent dans la salle de classe. Un serpent en arc-en-ciel." Ses auditeurs eurent des cris étouffés. "Vous n'avez pas de machette dans votre bureau ?
— Si si, répondit Mr Fongang. Suivez-moi."
Isabelle m'aida à me relever, mais elle dut me soutenir pour que je ne chancèle pas à nouveau. J'avais de sérieux vertiges, et un poids anormal me comprimait le bas-ventre. Ce serpent… il ressemblait à une version diminuée d'un des serpents qui me poursuivait dans mes rêves. Et ces enfants… ils se tenaient à côté de lui, sans en avoir peur.
"Des sorciers, murmurai-je.
— Quoi, madame ? Me demanda un élève d'Isabelle.
— Ils sont encore dans la classe." Le cri étouffé d'Isabelle ‒ qui avait écarté les élèves qui se collaient à notre fenêtre pour regarder l'intérieur de la classe ‒ me confirma qu'elle venait elle aussi de voir la scène cocasse qui avait fait fuir mes élèves. Elle resta fixée là plusieurs minutes, jusqu'à ce que le bruit de course de Mr Bako et de Mr Fongang ne fasse que les élèves et enseignants s'écartent sur leur passage. Deux machettes scintillaient dans chacune de leur main droite, qu'ils baissaient près de leurs jambes pour ne pas blesser quelqu'un par accident.
Une fois arrivés sur le seuil de la salle de classe, Mr Fongang cria à ceux qui les suivaient : "Restez dehors." Puis il s'avança pour rejoindre Mr Bako, qui s'était figé un instant avant d'entrer prudemment. Je me relevai et remontai aussi la foule qui s'était amassé sur leur passage, sans toutefois désobéir à Mr Fongang. Je partageai la vue de la fenêtre avec Isabelle et le plus frêle des maîtres du CM1 qui regardait aussi la scène à l'intérieur depuis cet endroit.
"Où est le serpent ?" Demandait Mr Bako aux trois élèves de la classe, sans qu'aucun d'eux ne lui réponde.
Mr Fongang soulevait chaque banc d'une main, sa machette déjà levée pour s'abattre dès qu'il verrait le serpent arc-en-ciel. Mr Bako cravata Essogo et lui reposa la question, et Essogo se débattit en lui répondant : "Je ne sais pas, monsieur. Il a disparu."
Après plusieurs minutes de fouilles, il fallut accepter cette version que validèrent les deux autres camarades d'Essogo. Le boa arc-en-ciel avait disparu aussi mystérieusement qu'il était apparu.
Le directeur de l'école s'en était venu sur ces entrefaites, et on convoqua Essogo, Zang et Eyenga dans son bureau. Mr Bako, Mr Fongang et moi-même le rejoignîmes pour les interroger. Aucun autre de leurs camarades qui avait vécu la scène de la venue du serpent n'accepta de venir témoigner devant les trois principaux acteurs de cet acte de sorcellerie.
"Qui a fait apparaître le serpent ? Demanda Mr Bako.
— C'est Zang, répondit Eyenga.
— Pourquoi ?
— Il voulait montrer à Essogo que son serpent était plus dangereux que pour lui.
— Et que pour toi aussi, ajouta Zang.
— Sorcellerie", m'exclamai-je en tapant dans mes mains, avant de les croiser à nouveau sur la poitrine. Mr Éric Owona, le directeur, me lança un coup d'œil avant de prendre lui aussi la parole.
"Donc si je comprends bien, tu es venu avec le serpent dans ton sac pour effrayer tes camarades, Zang ?
— Je ne l'ai pas emmené dans mon sac, se récria l'accusé.
— Eyenga voulait aussi nous effrayer avec sa part de serpent, monsieur, dit Essogo en pointant du doigt le concerné.
— Toi aussi tu voulais montrer ton serpent non ? Se défendit Eyenga. Menteur comme ça.
— Silence !" Mr Fongang était abasourdi. Après son ordre, tout le monde se tut, même comme une tension persistait entre les trois sorciers. Car c'était bien de ça qu'il s'agissait.
La théorie du serpent transporté dans le sac était fausse, et nous le savions tous. Mr Bako avait fouillé tous les sacs de la salle sans trouver trace du moindre serpent. D'ailleurs, pour qui l'avait vu, il était difficile de croire qu'un tel monstre puisse suffire dans un sac à dos d'élève. Avec l'aide des autres maîtres, ils fouillèrent aussi les fissures des murs de la classe, ne trouvant qu'une petite fissure près de l'angle gauche du mur sud de la pièce, qui reliait la classe à l'arrière du bâtiment, embroussaillé après une piste de quelques mètres qui longeait le bâtiment.
"Ça doit être par là qu'il s'est enfui", avait dit Mr Fongang sans conviction. Mr Bako échangea un regard avec moi et secoua la tête. Ladite fissure était à peine assez large pour laisser passer une couleuvre. Le boa que nous avions vu pouvait gober une demi-douzaine de couleuvres attachées en fagot. Enroulé sur lui-même comme il l'était quand nous le trouvâmes, sa tête par-dessus son corps atteignait l'épaule de Zang. Personne qui l'avait vu n'aurait pu l'imaginer tenir dans un sac à dos ; passer par cette fissure pour s'enfuir était encore moins probable.
"Mais, dit Mr Owona, tu acceptes que tu as fait venir ce serpent pour effrayer tes camarades ?
— Les effrayer ? Dit Zang. Je voulais qu'ils arrêtent de dire que c'étaient eux les pères de mon enfant.
— Ton enfant ? Répéta Mr Owona.
— Oui." Il me pointa. Ou plutôt, il pointa mon ventre. "Mon enfant.
— Ce n'est pas ton enfant ! S'énerva Eyenga.
— Tu es trop vieux pour avoir un enfant, imbécile !
— Ce n'est pas votre enfant, c'est pour moi ! S'écria Essogo.
— C'est quoi cette histoire ? Demanda Mr Owona en se levant. Mme Keutchakeu, vous pouvez m'expliquer le fin mot de cette histoire ?"
Pendant la dispute de ces trois sorciers, leur aveu du lien étroit qu'ils entretenaient avec ma grossesse m'acheva. Je perdis connaissance.
Je me réveillai sur le lit de l'infirmerie, entourée de plusieurs enseignants de l'établissement, ainsi que de Mr Bako. On me donna à boire, et tous me demandèrent ensuite ce que je savais de toute cette histoire. Je racontai alors à tous mes couches de nuit et ma grossesse actuelle, sans que je n'ai eue de relation charnelle avec quiconque.
L'affaire emmena un défilé de reporters dans la localité de Mbam-Abouop, qui ne cessèrent de me harceler pour savoir des détails sur mes rêves, et mes relations avec ces trois élèves, qui soutenaient mordicus, tout un chacun, être le père de mon enfant à venir.
Je déposai ma lettre de démission à Mr Owona moins de deux semaines plus tard, alors que mon ventre commençait à s'arrondir. Clarisse, qui était au courant de mon actualité, vint me rendre visite à Yaoundé, chez un de mes cousins éloignés qui avait accepté de m'héberger le temps que je trouve une solution à mon problème spirituel.
Le père Minkala, prêtre de la paroisse de Nkolfulu, accepta de s'occuper de mon cas. Il s'en vint avec chapelet, bible consacrée, missels de prière de délivrance et eau bénite chez mon cousin, et nous effectuâmes une neuvaine de prières de délivrance destinée à délivrer le mauvais esprit qui se trouvait en moi. Plusieurs nuits, je fis des rêves où je voyais des oiseaux de plusieurs espèces voler dans un ciel sombre au-dessus de ma tête, poussant des cris qui semblaient des mélanges de cris humains et animaux. Le père Minkala me rassura en disant qu'à la fin de ma neuvaine, les rêves mystiques allaient cesser.
Il avait tort.
J'écris ces lignes depuis l'hôpital général de Ngousso, dans la salle de maternité d'où j'attends que mon cousin Cédric vienne nous chercher. Clarisse ne cesse de regarder Emmanuel, qui est né après six heures de travail où je ne cessais de crier, hystérique : "tuez-le dès qu'il va sortir !" J'ai commencé à tenir ce journal depuis près de quatre mois, en me disant qu'en mettant toute cette histoire par écrit, j'allais faire une sorte d'exorcisme plus efficace que celui que le père Minkala et la demi-douzaine de tradi-praticiens qui le suivirent avaient effectués sur moi. Le prénom d'Emmanuel, c'est Clarisse qui le proposa, comme une façon de combattre les présages qui suivraient sans doute cet enfant le long de sa vie. Depuis trois jours, on m'avait demandé de l'allaiter à nouveau. Après la première fois, je doute fort que je le fasse encore un jour. À moins qu'Emmanuel se comporte au moins un tantinet comme un enfant normal. Les nouveau-nés normaux ne mordent pas leur mère pour tenir le sein dans leur bouche.
Mais avec sa vingtaine de petites dents dans sa bouche, et ses yeux grands ouverts depuis sa naissance, je suppose que c'est trop demander à cet être de se comporter comme un nouveau-né normal. La seule chose qui m'empêchait de le tuer moi-même était que tous les tradi-praticiens qui me consultèrent avant l'accouchement m'assurèrent que la personne qui le tuerait le suivrait de très près dans la tombe, pour devenir son esclave pour au moins dix siècles. C'est qu'Emmanuel était une sorte de roi des sorciers, dans le monde d'où il venait vraiment. Et quel que soit son père parmi les trois petits sorciers qui abusèrent de moi dans mes rêves pour le concevoir, aucun d'eux n'avait même le dixième du pouvoir mystique que lui avait. Ce qui faisait indirectement de la femme chargée de sa croissance et de son éducation l'une des personnes les plus dangereuses du monde occulte.
Quand je vous disais que le Seigneur m'avait abandonné, vous comprenez que j'étais loin d'utiliser un euphémisme.

 

En plus de cette histoire-ci et de "Une dot mordante", vous trouverez encore deux autres sacs de kongossas passionants dans le recueil. Commandez ici !



25/06/2023
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 5 autres membres