Bonne année - Chapitre 6
Bonne année - Chapitre 6
— Le Negus ne se battait pas avec la Negusi avant de s'unir à elle, dit Engolo.
Ils avaient décidé de faire une halte pour se chercher de quoi manger. Kumane avait dégoté un manguier plein de mangues presque pourries, et ils s'étaient assis en demi-cercle autour de l'arbre pour manger la récolte du grand muet, qui avait grimpé l'arbre pour faire tomber le maximum de mangues. Engolo ne s'était pas arrêté de peler sa mangue avec ses dents pour parler.
— Comment tu en sais autant sur comment se passaient leur vie conjugale ? Demanda Diwassa. On croirait presque que vous, les prêtres, êtes la seule référence pour savoir la vérité sur les choses du temps d'avant.
— Les prêtres de Sekou sont pour la plupart des rustres avides de vengeance, qui mêlent autant des fantaisies à la réalité, quand ils prêchent sur la vie du couple divin, ou même sur le danger que représentent les femmes. La plupart ‒ pour ne pas dire tous ‒ gardent une rancune tenace à la Negusi pour avoir assassiné notre dieu. Moi j'ai eu un formateur plus… équilibré, disons. Voilà pourquoi j'accorde plus de foi à ce qu'il m'a transmis, que je transmet moi aussi comme je l'ai appris.
— Si tu le dis, dit Diwassa en ramassant une autre mangue plus mûre que pourrie après avoir jeté le noyau de celle qu'il venait de dévorer, asticots compris.
— Oui, je le dis, dit Engolo, un sourcil arrogant levé. Quoiqu'il en soit, poursuivit-il après s'être calmé, les nuits où le couple divin se décidait à… satisfaire leurs désirs charnels l'un pour l'autre, il se raconte que la lune elle-même vibrait sous les émissions sonores qu'ils produisaient tous les deux. Nul ne sait par contre si c'était de plaisir ou de douleur. Les rares personnes à y avoir participé ont toujours été retrouvées mortes le lendemain matin. Leurs corps couverts de morsures et de coups de fouets.
— Sekou Tout-Puissant, s'exclama Diwassa malgré lui, provoquant l'hilarité de ses deux compagnons.
— Tu l'as dit. Ce qui est sûr, c'est que leur façon de s'aimer l'un l'autre était un mystère pour le reste du monde. Certaines prêtresses de Sha… de la Negusi, racontent que notre déesse a tué le Negus pour empêcher une catastrophe menaçant le monde entier d'arriver. D'autres disent que ce n'est pas elle qui l'a tué, et d'autres enfin racontent que le conseil des notables était impliqué dans cet assassinat. Toujours est-il que tous les témoins de cet évènement sont morts, à l'heure actuelle.
— Excepté la Negusi, signa Kimane à l'intention d'Engolo, et Diwassa traduisit pour lui.
— Excepté la Negusi, opina Engolo.
Kimane hocha la tête, pensif, avant de se relever de terre, se tapotant l'arrière du pantalon de toile élimé pour en retirer la terre et les feuilles qui s'y étaient accrochées.
— Je vais pisser, dit-il dans la langue des signes. Les mangues ont au moins étanché ma soif.
— La mienne aussi, répondit Diwassa. Tu as encore soif, Engolo ?
— J'ai bu de l'eau de la rivière qu'on a traversé ici quelques heures plus tôt. Mongo a dit qu'on ne croiserait qu'un seul cours d'eau avant d'arriver au poste-frontière en lisière de la forêt, où les amazones doivent nous attendre.
Diwassa soupira de désespoir. Dans sa course effrénée pour semer ses poursuivantes potentielles, il en avait oublié de boire de l'eau pendant qu'il traversait la rivière. Une chance qu'ils avaient trouvé ce manguier. Auquel cas, il ne savait pas comment il aurait fait pour tenir le reste de la journée, sans boire. Le soleil avait amorcé sa descente durant leur cueillette, aussi ne leur restait-il que moins de douze heures à tenir encore, avant de se voir libéré.
— Ossouan !
À ce cri venu de quelque part au sud de l'arbre, Diwassa sentit son corps entier parcouru de frissons violents, qu'il contint du mieux qu'il put en se relevant. Engolo, par contre, fut projeté en avant comme si la main d'un géant venait de le précipiter vers le sol. Il poussa un bref cri de surprise. Ou de douleur. Alors que Diwassa se relevait, machette au clair, et scrutait les alentours pour repérer la femme qui venait de crier la formule d'asservissement, il entendit Engolo lui dire, tandis qu'il essayait de se relever après le choc.
— Non ! Tu dois t'enfuir. C'est une seule femme. On peut gérer, ajouta-t-il en regardant dans la direction d'où était parti Kimane se soulager. Fuis !
Diwassa hocha la tête et s'apprêtait à sortir le filon de banga de sa poche quand la femme cria :
— Osumbu !
Diwassa eut encore cette même sensation de frisson sur tout le corps, et bascula vers l'avant même. Les feuillages bruissaient alors que leur attaquante se rapprochait. Il jeta un coup d'œil vers Engolo, et vit le prêtre de Sekou aplati sur la terre meuble, le visage enfoui sous un doigt de terre, comme si un géant venait de le piétiner avec l'intention de l'enterrer vivant.
— Salope ! Hurla Diwassa, les larmes aux yeux alors que sa main droite avait les phalanges blanchies à force de serrer sa machette, qu'il brandit au-dessus de sa tête quand il poursuivit.
— Viens sans magie si tu es une vraie amazone !
— Mais je ne suis pas une amazone, mon mignon, lui répondit la femme d'une voix mielleuse, toujours invisible, avant de crier : Nyamahi !
Cette fois, le corps d'Engolo se mit à avoir des convulsions si violentes qu'elle l'extirpèrent de terre, alors que le prêtre essayait en vain de contrôler les effets du sorts sur lui. Mais il était inutile de lutter. La formule magique qui donnait l'ascendant aux femmes sur les hommes avait l'effet sur tout homme qui avait eu un contact charnel de nature sexuelle avec une femme.
Avant de les relâcher dans la forêt le premier jour de la Santini Negusi, les jam-negusi, les chasseuses, avaient le droit d'embrasser les hommes qu'elles souhaitaient tuer. Elles leur touchaient l'entrejambe pour s'assurer que le baiser avait l'effet escompté, achevant d'activer le sort. Parfois rien ne se passait, et la chasseuse déçue devait jeter son dévolu sur une autre proie. Mais ces situations d'inaction de la bête dans les pantalons des victimes de la Santini Negusi étaient rares. On ne pouvait pas demander à des hommes n'ayant eu aucun contact intime avec un autre être humain de retenir leur libido, face à des femmes bien arrangées pour vous séduire, afin de vous tuer dans les jours qui suivraient.
La formule d'asservissement avait quatre parties dans son évocation : Ossouan, Osumbu, Nyamahi et Awu. Une femme n'utilisait le sort en entier que quand elle voulait tuer sa cible, car en prononçant le sort jusqu'à Awu, l'homme se mettait à transpirer du sang par tous les pores de sa peau, jusqu'à en mourir. Au cas où elle était confrontée à plusieurs cibles, le sort n'était efficace que sur l'homme qu'elle ciblait le plus avec son pouvoir d'asservissement. Diwassa avait compris qu'ils venaient de tomber sur une chasseuse civile, qui n'avait aucun honneur à défendre pour avoir tué lâchement des criminels lors de la Santini Negusi.
— Ffffff-uuuu-iiiiiis… grelotta Engolo, juste avant que la chasseuse ne crie à nouveau, à moins de dix mètres en haut du talus buissoneux au sud qui menait au manguier.
— Awu !
Diwassa cria de rage, avant de courir vers la chasseuse, qui eut l'air effrayée par sa charge :
— J'ai dit : Awu ! Grinça-t-elle alors que la main qui tenait sa lance tremblait, dans sa maladroite position de garde.
Diwassa faillit lui crier pourquoi son sort ne pouvait pas fonctionner sur lui, mais se contenta de pousser un cri de guerre, reconnaissant la femme comme une de celles qui l'avaient embrassé. Elle sembla laisser une image floue d'elle avant de se projeter, lance vers l'avant, sur Diwassa, tellement elle s'était déplacée vite. Elle est sous banga, pensa Hasana. La sorcellerie des réflexes. Elle avait visé le cœur de Diwassa, qui para in extremis d'un revers de machette, avec l'intention d'écarter la lance de son corps. Du moins il essaya. La pointe de la lance rifla sur son torse et son bras en s'écartant vers le haut, et Diwassa balança son poing gauche avec un grognement et toute l'énergie que son mouvement vers l'avant lui avait donné.
Son crochet aurait dû la projeter au sol, peut-être en lui arrachant une ou deux dents. Il se contenta de balancer la tête de la chasseuse sur la gauche, peu avant que l'élan de la course de Diwassa ne l'envoie dans les bras de la chasseuse, qui encaissa l'impact sans tomber, mais surprise par leur étreinte. Diwassa se saisit avec sa main gauche de la main droite de la chasseuse, qui tenait encore la lance. Elle hurla de rage et envoya son poing gauche dans les côtes de Diwassa. Il eut l'impression qu'une énorme pierre venait de s'abattre sur son côté, et grogna avant de lever sa machette, avec l'intention de décapiter son adversaire. Elle se saisit elle aussi de son poignet avant sa frappe, et Diwassa sentit qu'à ce duel de force physique, en dépit de son énergie récupérée grâce à son repas, il ne parviendrait pas à s'en sortir vainqueur. Il avait perdu au moins dix kilos sur les quatre-vingt qu'il faisait avant son emprisonnement, et avait tenu déjà six jours dans un milieu hostile, sans dormir plus de quatre heures par jour au total. Il en était à peine au tiers de sa force naturelle. La chasseuse parut se rendre compte de cette inégalité, car un sourire étira ses lèvres charnues sous son visage aux traits réguliers, sans doute beaux quand ils n'irradiaient pas autant de folie meurtrière :
— O… commença-t-elle
Une ombre venue du côte droit de Diwassa se jeta sur la chasseuse, au niveau de ses côtes, interrompant par là-même sa formule. Diwassa suivit ce mouvement malgré lui, et parvint à garder l'équilibre sans tomber avec la chasseuse et son nouvel adversaire. Qui n'était autre que Kimane, vêtu en tout et pour tout de sa tunique déchirée de partout. Le bas de son corps nu, il se dressait à califourchon au-dessus de la chasseuse et, de sa seule force physique, parvenait à tenir les deux mains de la femme, qui se débattait pour se libérer de sa poigne.
— Lâche-moi, espèce de gros porc ! Ossouan ! Ossouaaaaaan !
Malheureusement pour elle, Kimane ne faisait pas partie des proies qu'elle avait embrassé au début de la cérémonie. Son pouvoir d'asservissement n'avait donc pas de prise sur lui. Diwassa s'avançait déjà, machette en main, pour l'aider à tuer leur poursuivante quand un long hurlement en trille résonna. Des nuées d'oiseaux quittèrent leur perchoir un peu de partout, au moins aussi effrayés que l'était Diwassa. Kimane et la chasseuse s'étaient figés dans leurs mouvements en entendant le cri, qui semblait provenir du sud ou de l'est. Une amazone.
— Elle arrive enfin ! Jubila la chasseuse. Vous êtes cuits ! Lâche-moi !
Kimane échangea un regard avec Diwassa, qui compris sans qu'il ne lui fasse de signe avec les mains : Fuis.
À deux contre deux, avec une amazone parmi les adversaires, et juste deux filons, ils n'avaient aucune chance de s'en sortir vivants. Comprenant que le temps leur faisait défaut, c'est en poussant un cri de rage que Diwassa s'éloigna de Kimane et leur adversaire pour aller récupérer la pierre à feu d'Engolo, qu'il avait pu garder, alors que Diwassa avait perdu la sienne durant sa fuite du matin.
Engolo était étendu sur le dos, les yeux ouverts, cornées rouges de sang, comme le reste de son corps. La terre avait déjà bu une bonne partie du fluide vital du prêtre, mort sans même pouvoir se défendre. Diwassa sortit la pierre à feu, poisseuse de sang, de la poche de son précédent propriétaire. Il lui ferma les yeux, au même moment où il entendit une seconde trille vibrant dans l'air lourd de la forêt, promesse de mort pour les proies que l'amazone avait choisi. Avec ce cri, elle leur annonçait sa venue, car les amazones ne craignaient personne. C'était normal, puisque la moitié d'entre elles étaient des consommatrices régulières de banga. Une soldate surentrainée, aidée des sorcelleries du banga, était aussi dangereuse qu'une dizaine de soldats ordinaires dans la fleur de l'âge. Au minimum. Les fumeuses régulières de banga étaient appelées don'ga, et une lieutenant don'ga valait au moins une vingtaine de soldats ordinaires.
Diwassa prit ses jambes à son cou comme un rat devant un épervier.
Fin du chapitre 6
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