L'Empire d'encre et de mots

Bonne année - Chapitre 1

Bonne Année

 

Note au lecteur : L'idée de cette histoire m'est venue exactement le 2 janvier dernier, et pour une fois depuis bien longtemps, je ne me suis pas posé plus de 100 questions avant de me lancer dans sa rédaction. C'est une histoire... qui ne laisse pas indifférent. Ou vous la détesterez dès les premières lignes (pour les plus réac, et les juges à l'emporte-pièces), soit vous serez curieux de savoir dans quel genre de monde les hommes n'ont pas honte de dire tout le bien (sic) qu'il pensent des femmes, et surtout quelles autres surprises l'histoire vous réserve. Attention : présence probable de beaucoup de termes qui paraitront étrangers aux lecteurs non camerounais. Pour avoir réponse à vos potentielles questions sur cet univers, veuillez m'interroger sur ma page Facebook, ou dans le forum de ce site. Sans plus tarder, je vous laisse découvrir ma Bonne année (avec un titre pareil, ça ne peut que bien se terminer... non ?)

 

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1

 

Rassemblés autour d'un feu de branches d'acacia sec que Mongo avait allumé dans un trou creusé dans le sol meuble et humide de la forêt, les six hommes profitaient des dernières lueurs des brandons mourants du foyer pour voler encore quelques brins de chaleur, avant de prendre quelques heures de sommeil, avec deux d'entre eux pour le premier tour de garde. Le tirage de la courte paille avait désigné Mongo et Kumane pour ce premier tour. Diwassa et Engolo prendraient le second tour, et le dernier tour serait assuré par Khari et Dulani. Ils avaient tout intérêt à avoir quitté la clairière avant que la pleine lune ait fini sa course nocturne dans le ciel noir de la forêt de Lhakam.


— Je déteste les femmes, murmura Khari après avoir craché dans le feu mourant, qui lâcha un bref feulement de protestation.


— On les déteste tous, ici, répliqua Mongo. Au moins pour cette semaine.


Son partenaire de garde, Kumane, se contenta de hocher la tête pour approuver ses paroles. Il avait eu la langue coupée, après qu'une notable du royaume l'avait dénoncé pour pratique obscène envers une de ses servantes. Elle l'avait vu stimuler la fameuse servante au niveau des parties intimes avec sa langue, dans les appartements des servants. La rumeur voulait que c'était par jalousie que la notable avait dénoncé Kumane, qui était l'un de ses Immaculés, surnommé Langue Agile pour ses talents dans certains domaines. Quelques mois plus tard, on trouvait la notable pendue dans sa chambre. On attrapa Kumane dans une ville frontalière de la capitale, près d'une semaine après son forfait. Et surtout en compagnie de la fameuse servante. Cette dernière était encore en prison, purgeant les trente ans de prison que la Negusi lui avait donné pour sa complicité dans ce meurtre affreux, qui avait ému une des plus grandes villes du royaume. Elle était la véritable meurtrière de sa maîtresse, pourtant. Son compagnon ‒ et proclamé par défaut meurtrier de la notable ‒ avait eu moins de chances. Les hommes en avaient si peu, depuis plus d'un siècle maintenant.


Diwassa avait lu le récit de Kumane sur le mur de leur cellule commune, au fur et à mesure qu'il le gravait à la pierre. Diwassa lui avait appris par la suite les rudiments de la langue des signes, que Diwassa parlait assez bien depuis plus d'un an, sur les trois qu'avaient duré sa formation à lui. Lui avait eu droit à un professeur plus réticent à lui apprendre la langue, mais il avait quand même fini par la connaître suffisamment pour la parler assez bien. Une compétence qui ne servait pas à grand chose quand on se trouvait en plein milieu d'une forêt plus immense que dix villages, pourchassé à mort depuis six jours par une quinzaine de femmes droguées au banga.


— Pour les défendre, répliqua Engolo à Khari sans cesser de faire tourner son filon de banga à la lueur des flammes, il faut avouer qu'elle nous rendent aussi bien cette haine. Surtout dans ton cas, Khari. Le violeur d'Okola.


— Ce n'est pas de ma faute si je les aime autant que je les déteste, dit Khari avec un haussement d'épaules blasé.


— La seule que j'aurais aimé me faire ne me sera accessible que si je survis à cette nuit, soupira Mongo.


— Autant dire jamais, dit Khari, ses yeux noirs dans son visage poupin reflétant d'un air sombre la lueur des flammes.


— Parle pour toi. Voilà déjà six jours que j'ai pu les semer ou les affronter sans perdre la vie. Plus qu'un seul jour à survivre, et je gagnerai ma liberté. Et sans doute ce qui se cache entre les cuisses de votre magnifique Negusi.


Le regard d'habitude placide du mercenaire vétéran se voila d'une lubricité que Diwassa ne lui connaissait que de réputation. On racontait que sa condamnation pour cette traque-ci était assez rapide. Vu le crime qu'il avait commis ‒ s'introduire dans les appartements privés de la Negusi sans invitation ‒, ce n'était que normal aussi. Ses dernières paroles, que seul un étranger pouvait prononcer tellement elles étaient sacrilèges, plongèrent un instant les autres prisonniers autour du feu dans un silence stupéfait.


— On ne doit notre survie jusqu'à maintenant qu'à de la chance pure, pour la plupart, dit Engolo, brisant le silence. Autant dire que la grâce de Sekou nous a bien couvert jusque-là. Bien que ce soit aussi en partie de sa faute si tous les hommes d'Alaba sont dans cette situation qu'on vit depuis plus d'un siècle.


— Je le déteste, lui aussi , dit Khari. Puisse-t-il danser le mbole pour l'éternité chez Zani.


Vive comme un cobra, la main d'Engolo ramassa une poignée de cendres chaudes et la balança au visage de Khari, qui laissa échapper un cri plus surpris que douloureux. Il se redressa de sa position accroupie avant de montrer les dents à Engolo. Les deux prisonniers étaient sur le point de se bondir dessus quand Mongo, le plus âgé de la bande, se dressa entre eux.


— Ne blasphème plus jamais en ma présence, pauvre violeur de mes deux, lâcha Engolo d'une voix neutre.


— Nous ne sommes pas dans un temple ici, Engolo, répliqua Mongo.


— Si tu m'as défiguré je vais t'étriper, prêtre, cracha Khari, se tatant le visage encore tâché de cendres comme pour s'assurer qu'elles ne lui avaient laissé aucune blessure sérieuse.


— Gardez plutôt vos forces pour nos poursuivantes, dit Diwassa.


Il cessa de se toucher le front ‒ où, comme le reste des proies de la cérémonie du Santini Negusi, la chamane avait traçé une glyphe avec une lame gravée de runes magiques ‒ quand il se rendit compte que le reste du groupe le fixait.


— Vous ne vous demandez pas comment cette glyphe fait pour éloigner les prédateurs de nous ? Demanda-t-il alors.


— Le glyphe est un mélange de deux mots en ancien bantu, dit Engolo. « Fuis » et « Sang ». Sans doute il y a une forme de magie qui avertit les prédateurs avides de sang de s'éloigner de nous.


— Ce qui explique sans doute pourquoi les petites bêtes et les antilopes ne nous fuient pas, conclut Diwassa.


— Bravo, les savants, dit Dulani de sa voix fluette, qui se dirigea de ses courtes jambes trapues à l'endroit où il avait planté sa machette, à la lisière de leur camp de fortune. Vous savez, je comptais moi aussi me poser ce genre de questions… après que je serais sorti vivant de cet enfer. Vous saisissez ?
Il fit des moulinets de sa main gauche avec sa machette, sa main droite amputée au niveau du coude, il y avait quelques jours de ça. Il était le seul survivant du premier groupe de prisonniers auquel il appartenait au début de la Santini Negusi. Son visage était un réseau de rides de dédain qui lui donnait bien plus que les cinquantes ans qu'il affirmait avoir. Ce qui faisait de lui le plus vieux du groupe après Mongo, dit « Le Fantastique ». Diwassa voyait mal Dulani survivre encore un jour avec eux, malgré sa frime. Il avait déjà perdu bien trop de sang quand ils l'avaient trouvé la veille, et si ça n'avait été son filon de banga ‒ qui, par chance, était bourré d'opium, et donc réduisait la douleur ‒ qu'il fumait de temps à autre durant leur périple, il serait sans doute dans un état plus déplorable.


— Reposez-vous, décréta Mongo. On a besoin du maximum de force pour cette dernière ligne droite. N'en déplaise à certains, je crois qu'on a toutes nos chances de nous tirer vivants de cette dernière semaine de l'année.


— La pire veillée de Nouvel An de ma vie, soupira Khari.


— La veillée du Nouvel An c'est demain, le corrigea Engolo.


— C'est vrai, dit Diwassa avec un sourire. Demain, si nous sommes encore vivants à minuit, nous serons des hommes libres, puisque ce sera le Nouvel An.


Quand Engolo souriait, Diwassa se rendait compte qu'il faisait bien moins vieux qu'il n'en avait l'air, avec ses dreadlocks sales. Il faisait bien l'âge de Diwassa. Donc vingt-cinq ans. Diwassa fut heureux de voir ce sourire d'espoir naître lentement chez Engolo après ses derniers mots, puis s'attarder un instant sur son visage, alors qu'il retournait toujours son filon de banga entre ses doigts.


— C'est vrai, dit-il en hochant la tête.


— Nous, répéta Khari.


Il s'était déjà couché dans son tas de feuilles mortes, sa machette posée devant lui comme une épouse fidèle. Ses pieds fendillés goûtaient encore les dernières bribes de chaleur du feu quand Mongo y versa de la terre pour l'éteindre. Il éclata d'un bref ricanement hystérique avant de fermer les yeux. Le silence qui suivit son rire ne fut brisé que par des cris sporadiques de singes, quelque part au nord, leur direction de la journée à venir. Le reste du groupe, sauf Mongo et Kumane, imitèrent le violeur quelques minutes après.

 

Fin du chapitre 1



08/01/2025
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