Bonne année - Chapitre 8
Bonne année - Chapitre 8
— Tu ne faisais pas partie des amazones qu'on avait sélectionné pour la Santini Negusi, dit Diwassa pendant qu'il portait son nouveau pantalon.
— En effet, répondit Kissa, debout à quelques mètres face à lui, sur la piste forestière. J'ai rejoint les autres le troisième jour de la traque. Un jour après les jam-negusi, et deux jours après vous. Après tout, je n'avais qu'une seule personne que je comptais retrouver. Le reste m'importait peu, mais finalement, j'ai eu droit à des moments mémorables.
Alors que Diwassa venait de terminer de porter sa tunique, il détailla un instant la silhouette musclée de l'amazone, sa posture détendue, assurée, ses mouvements si fluides qu'il n'en paraissaient qu'à peine humains. Elle est sous banga depuis combien de temps ? Se demanda Diwassa. Aurai-je une chance si je faisais durer les choses assez longtemps pour que les effets des sorcelleries s'estompent ?
Comme si elle avait lu dans ses pensées, elle lui dit d'un ton sec.
— En route. Les gentleman d'abord, ajouta-t-elle avec une tendresse venimeuse dans la voix.
— Il y en a d'autres qui ont survécu ? Ou sommes-nous les derniers membres du rituel ?
— En dehors d'une surprise que je te réserve dans quelques instants, on peut dire que nous sommes les derniers participants encore en vie de cette Santini Negusi. Si je ne m'étais pas infiltrée dans la partie, tu aurais sans doute eu toutes tes chances.
— Tu les as tous tué ? Khari ? Kimane ?
Kissa eut un bref rire.
— Moi ? Mais non, mon cher Diwassa ! J'ai trouvé le corps de l'un d'eux avec deux de mes camarades. Nul doute que son surnom de Fantastique était loin d'être usurpé, et qu'il n'en était pas à sa première consommation de banga. Comme moi et Malika ‒ la folle que vous avez rencontré près du manguier ‒ étions à la poursuite de Khari, je l'ai laissé d'abord bien s'amuser avec ce pleutre, avant qu'on ne poursuive votre traque. Je savais que vous seriez obligés de faire une halte tôt ou tard, et nous avions l'avantage du banga ‒ malgré un handicap que j'avais, que tu découvriras d'ici peu aussi ‒ par rapport à vous. C'est quand j'ai vu que cette idiote n'arrivait pas à se débrouiller pour se débarasser de vous deux ‒ malgré les drogues ‒ que j'ai été obligée de vous signaler ma présence, pour vous confondre et lui donner l'avantage. Quoique… ajouta-t-elle en gloussant, j'aurais sans doute dû au moins estropier le grand muet avant de me lancer à ta poursuite. Il lui a tranché la tête, et a succombé à ses blessures. Elle lui avait planté ses doigts dans les yeux, après tout. C'était horrible à voir. Tous ces cris ! Pathétique.
— Tu es un monstre, Kissa. Ngossi n'avait en rien édulcoré ce qu'elle m'avait dit de toi.
— C'est pour ça que tu me réservais pour la fin ? Ou plutôt parce que tu avais trop peur de moi ? Ou me désirais-tu trop pour pouvoir réussir à me tuer ?
Diwassa se tourna et, à la lumière faible de la lune que les nuages cachaient, il ne put discerner quels traits le visage de son bourreau arboraient en prononçant ces mots. Mais le fait qu'elle l'avait si facilement perçé à jour prouvait encore qu'elle devait être sous l'emprise d'un filon de banga très concentré. Seule la sorcellerie royale, la sorcellerie des esprits, pouvait procurer ce genre de don de clairvoyance sur ses adversaires. Kissa lisait dans son cœur comme dans un papyrus déroulé. Chaque pas qu'il faisait, au lieu de le rapprocher de ce fameux règlement de compte, ne le rapprochait que de la potence.
— Ton filon de la sorcellerie de la force, caché dans ton poing, pourrait bien te donner une chance de plus… sur un millier de me blesser, Marchepied. Nous serons bientôt fixés. Je vois la clairière où j'accomplirai les rites de bannissement sur vos deux cadavres. Vos âmes rejoindront les Terres Sans Dieux ce soir.
— Nos deux cadavres ?
— Avance plutôt, Marchepied.
C'est quand Diwassa arriva dans la vaste butte herbeuse où Kissa avait planté sa machette du côté est qu'il compris le sens des paroles qu'elle lui avait dit plus tôt. Il cessa d'avancer quand il vit qui était assise près d'un petit feu de camp, du côté ouest de la butte cernée par les ombres des arbres trapus de la forêt. Son corps se mit à trembler. De joie ? De soulagement ? De fureur ?
Ngossi Azeufack se tourna alors que Kissa venait de dépasser Diwassa, et ses yeux s'agrandirent sous le choc de la vue de son fiancée, tandis que des sanglots silencieux la secouaient. Le bruit d'un gnou domestiqué qui broutait l'herbe à quelques pas derrière elle, à la limite de la zone où le foyer, lui indiqua comment Kissa s'était déplacée avec elle dans la forêt sans la droguer, sans doute, de peur de lui permettre de résister ou s'enfuir.
— Seuls les membres d'une famille noble ont le droit d'avoir un second nom, le plus souvent celui de leur plus illustre ancêtre, dit Kissa en se plaçant entre le couple paralysé par leurs émotions. Ngossi Azeufack, Kissa Kizangani. Les gueux, eux, n'ont droit qu'à un seul nom. Diwassa. Engolo. Je suppose que ma vieille amie Ngossi t'a raconté comment nous, les sept sorcières de son conte personnel, l'avont racheté du marché des esclaves, après la déchéance de son père, pour l'intégrer dans le bordel que ma mère m'avait légué la gestion, après la mort de mon père. Elle t'a tout dit de comment on se servait d'elle comme prostituée docile auprès des étrangers et des nobles locaux, pour ensuite la saigner, et nous servir de son sang pour avoir du pouvoir sur ses clients, et ainsi les faire chanter. Je ne vais pas démentir cette partie de l'histoire, mon cher Diwassa, le gentleman servant, qui a vengé la vertu de sa bien-aimée sans voix.
Tout en parlant, elle avait commencé à se rapprocher d'une démarche provocatrice de Ngossi, qui se redressa et hésitait entre reculer vers le gnou ‒ sans doute pour prendre la fuite ‒ et essayer de contourner l'amazone pour rejoindre Diwassa, qui fixait le feu du camp avec une seule envie, à présent : y placer le bout de son filon, et absorber toute la sorcellerie de force que le filon lui donnerait, afin d'étrangler l'amazone. Ou, plus probable, mourir en essayant.
Avant que Ngossi ne puisse se décider, Kissa s'élança vers elle et, en moins d'un battement de cœur ‒ alors qu'une dizaine de mètres les séparaient encore ‒, se saisit de la muette par le cou et la souleva à bout de bras, avant de pivoter vers Diwassa, tandis que sa prisonnière tricotait des bras et des jambes dans les airs. Le sourire de Kissa était aussi inquiétant que le venin qu'il y avait dans sa bouche quand elle poursuivit :
— Mais je vais te poser une seule question, Diwassa : t'a-t-elle dit ce que son père avait fait à mes frères ? Au père de Kamaria ? Au frère d'Akamba ? À mon propre frère ? T'a-t-elle parlé des prêts usuriers dont il était friand, pour avoir un prétexte afin de satisfaire ses lubies pédophiles et sadiques sur les proches de ses victimes les plus endettées ? T'a-t-elle parlé de la rivière de larmes qu'il a versé quand il s'est rendu compte qu'un loa avait décidé de le punir, en lui donnant une fille unique muette de naissance ?
— Oui, elle m'en a parlé ! Dit Diwassa. Elle m'a tout dit, espèce de monstre !
Kissa parut surprise que Ngossi ait pu raconter toute cette histoire à Diwassa.
— Elle m'a tout dit, après des lunes et des lunes d'insistance de ma part, car je sentais que ce secret la rongeait. Elle passait son temps à dire qu'elle méritait tout ce que les Dieux lui avaient infligé depuis sa naissance, et tout ce que vous lui infligiez pour satisfaire votre soif aveugle de vengeance. Mais vous ne vous êtes même pas rendues compte que cette justice que vous vouliez abattre sur la seule descendante encore vivante de ce monstre vous avait aussi transformé en la chose que vous haissiez le plus au monde : Ngachou Azeufack.
Kissa se raidit à ses dernières paroles et Diwassa devina, à l'accélération du rythme des agitations de Ngossi, que la pression de l'amazone sur sa gorge venait de s'accroître. La vue de la seule femme au monde qu'il aimait en train de mourir sous ses yeux estompa toute autre forme d'émotion qui l'animait jusque-là, pour ne laisser la place qu'à une seule : la haine pure. Les effets de la fatigue consécutifs à sa dernière consommation de banga, il y avait quelques heures de ça disparurent. Il avait fait une rapide halte pour allumer un petit feu et fumer un de ses deux filons ‒ celui qui contenait la sorcellerie de l'endurance ‒, et s'était arrêté quand il avait commencé à sentir la sorcellerie déserter son corps. À présent, c'était presque comme s'il avait repris la forme de son premier jour de Santini Negusi.
— Ce n'est pas elle qui a tué ta sœur et tes cinq amies de galère, Kissa. Lâche-là. Réglons nos compte, maintenant.
— Tu n'as aucun ordre à me donner, Marchepied.
De sa main droite, elle dégaina une lance à son dos et trancha dans la chair du bras gauche de Ngossi, qui se tordit de douleur alors qu'un flot de sang s'écoulait dans l'herbe depuis son bras. Diwassa s'élança vers elle, vers sa mort. D'un mouvement fluide, Kissa lécha le bout de sa lance ensanglantée, puis cria :
— Ossouan !
Pour la première fois de sa vie, Diwassa ressentit les effets de ce sort sur son corps. La main de géant qui vous projette avec violence au sol. Il s'écroula, face dans l'herbe et nez aplati, à moins de dix mètres des deux femmes. Il releva la tête, le nez en sang, et prononça les dernières paroles qu'il s'était imaginé prononcer en cette nuit, celles qui signeraient son arrêt de mort :
— A Shani Keondra ! Entends mon appel, ma mère ! Je t'invoque pour réclamer justice pour un de tes enfants !
Kissa, les yeux écarquillés de terreur, poignarda en plein cœur une Ngossi déjà inerte dans sa main avant de la lâcher. Ngossi s'effondra comme une poupée de chiffon. Kissa eut un rire hystérique, reculant malgré tout vers le gnou :
— Tu sais ce que tu viens de faire, Marchepied ? Tu viens de signer ton arrêt de mort !
— De toutes façons je suis déjà mort puisque tu viens de me tuer, dit Diwassa d'une voix faible.
Puis son front, à l'endroit où on avait gravé la glyphe, se mit à lui brûler comme si une centaine d'aiguilles chauffées à blanc étaient en train d'essayer de pénétrer son cerveau sans se presser. Il baignait dans un océan de douleur tel qu'il ne sut pas à quel moment il avait cessé de hurler, ni quand il s'était arraché les ongles dans le sol, à force de le griffer pour extérioriser son martyr. Puis il se rendit compte que de la fumée rouge s'échappait de son front depuis tout ce temps quand, une fois immobile, il la vit se rassembler au centre de la clairière, derrière lui, quelques mètres devant sa machette. Le nuage rouge, brillant de magie et flottant au-dessus de l'herbe, avait la taille d'un grand tonneau et la forme d'un miroir ovale, avec un centre plein de ténèbres palpitantes, un bruit sourd qui résonnait en discordance dans l'air de la forêt, effrayant toutes les bêtes vivantes aux alentours, qui mêlaient leurs cris au chant ténébreux.
Fin du chapitre 8
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