Bonne année - Chapitre 9
Bonne année - Chapitre 9
La première personne qui franchit le portail portait un masque blanc en os, représentant le squelette de quelque bête de cauchemar des temps anciens. Une vaste et lourde robe pourpre ornée de symboles mystiques couvrait sa silhouette, alors que sa main gauche tenait un bâton surmonté d'un crâne de singe poli, luisant de volutes rouges similaires à celles du portail. La Ba'mbombog, grande chamane du royaume d'Alaba, était la plus haute autorité spirituelle du royaume, juste après la Negusi Shani Keondra.
La Negusi elle-même sortit du portail peu avant que les volutes de fumée ne se dispersent au quatre vents. Nue comme depuis le jour de son intronisation, elle avait les hanches larges et une poitrine fournie qui s'affaissait déjà quelque peu. Derrière son visage d'un ovale parfait et des yeux en amande noirs marqués des premières pattes d'oie, ses longs cheveux noirs, luisant de quelque huile secrète leur conférant un charme onirique, rasaient l'herbe derrière ses pas avec un bruissement plus doux que le baiser d'une amante. Malgré ses quarante-cinq années de vie, la Negusi Shani Keondra, l'Eternelle Réincarnée, dégageait une aura de sensualité qui n'avait besoin d'aucun atour pour la rehausser. Il se disait que la Negusi se couvrait de vêtements aussi souvent qu'elle quittait le royaume, pour ne pas ébranler les esprits des souverains étrangers qu'elle visitait en ces occasions-là.
— Marchepied, dit une voix rauque, presque masculine, derrière le masque de la Ba'mbombog. Viens mourir.
— Comme il vous plaira, Ba'mbombog, répondit Diwassa après s'être redressé, puis incliné devant les deux apparitions, le calme l'envahissant le surprenant lui-même. Mais une fois que j'aurai lavé la dignité d'une fille de ma mère ici présente, qu'une renégate au rituel de la Santini Negusi a foulé du pied durant l'essentiel de la vie de sa victime.
— Tu n'as pas à me dire quand je peux t'ôter la vie, Marchepied, dit une voix douce depuis le masque.
Diwassa leva la tête pour fixer le masque, et se rendit compte que la Negusi se tenait déjà à un bras de lui. Il ne l'avait pas entendue avancer, et elle ne fit qu'un pas de plus avant de tendre sa main vers le visage de Diwassa, une odeur entêtante de musc se dégageant d'elle. Une caresse sur la joue droite de Diwassa. Jamais une femme ne l'avait touché avec autant de tendresse, et son second cerveau stupide entre ses jambes réagit immédiatement à cette manifestation d'intérêt de la Negusi, gonflant son pantalon. Les yeux de Shani, deux puits d'obsidienne liquide, où Diwassa sentait son âme se dissoudre, alors que ses lèvres pulpeuses s'entrouvaient pour murmurer un mot d'une voix mélodieuse, qui dansa jusqu'au corps de Diwassa :
— Ossouan.
Diwassa s'agenouilla avec tant de violence qu'il entendit ses rotules craquer, sans doute fracturées sous le choc. Le charme qu'elle lui avait lancé par sa caresse aussi brutalement rompu, Diwassa se retint, les larmes aux yeux, de hurler devant la déesse. Tout le monde savait que tout homme qui haussait le ton devant elle faisait battre son cœur pour la dernière fois avec sa bravade. Diwassa était mort d'office pour l'avoir invoquée, en tant qu'homme, avant la fin du rituel de la Santini Negusi. Mais il savait aussi qu'il avait piqué sa curiosité avec ses paroles. Nul besoin de l'ennuyer avec un cri, fut-il inéluctable en d'autres circonstances.
— Bien, dit-elle, clignant lentement des yeux. Tu as parlé de justice, Diwassa. Comment un homme impur peut-il comprendre le sens d'un tel mot ?
— Shani, dit la Ba'mbombog de sa voix rauque, laisse-moi tuer celui-ci. Il a enfreint les règles, et c'est un homme. Sa simple existence dans cette forêt est un péché. Je vais le purifier avant qu'il n'aille se présenter devant Zani.
— Je veux l'écouter d'abord, Jina, répondit Shani de sa voix mélodieuse sans cesser de fixer Diwassa d'un air rêveur. Il fait si longtemps qu'un homme ne m'a pas appelé par mon nom. Permets-lui de me divertir avant que je ne décide de son destin. Lève-toi, Marche… (elle poussa un soupir de lassitude) Diwassa, fils de Kingue, de l'engeance maudite de Sekou.
La douleur dans les rotules de Diwassa l'empêchaient même de chercher à faire un mouvement, et c'est avec le même calme qui l'entourait depuis l'apparition de Shani qu'il dit :
— Je ne le puis, ma mère.
— Et pourquoi ça ?
— Mes rotules sont brisées, ma mère. Pardonnez ma promptitude à avoir succombé à vos paroles.
La Negusi pencha la tête sur le côté eut un sourire magnifique.
— C'est vrai, en effet. Je vais donc de ce pas aller m'entretenir avec l'âme de la concernée. Ne bouge surtout pas, en attendant, ajouta-t-elle après s'être penchée pour déposer un baiser sur les lèvres de Diwassa.
— Oui, Shani, répondit-il.
Alors que Shani le traversait pour aller vers le corps de Ngossi, Diwassa vit la Ba'mbombog frémir d'irritation devant le sursis que la Negusi avait accordé pour un temps à sa victime. Elle se ressaisit bien vite, pour reprendre la parole avec sa voix douce, qui rappelait à Diwassa celle de sa mère. Il détestait sa mère.
— Alors, Marchepied ? Demanda-t-elle. Tu souffres ?
— J'ai connu pire, dit Diwassa.
— Et tu connaitras encore pire très bientôt, crois-moi.
Ne voulant pas entrer dans son jeu pour dire quelque chose qui justifierait sa mort prématurée, Diwassa tordit le cou, évitant de bouger ses jambes, pour voir ce que faisait la Negusi. Elle se tenait devant le corps physique de Ngossi, tandis qu'une forme astrale, éthérée, de la muette, se dressait au-dessus du corps. La Negusi tenait la tête de l'esprit de Ngossi entre ses mains, et elles avaient une conversation à demi-voix.
Diwassa se détourna de la scène quand il entendit l'herbe frémir devant lui. La Ba'mbombog se tenait à présent à deux pas de lui.
— Tu ne l'aimes pas, tu sais ? Murmura-t-elle de sa voix rauque. Tu n'apprécies chez elle que le fait qu'elle ne puisse pas t'asservir avec les mots de pouvoir.
Diwassa serra les dents.
— Si vous le dites, Ba'mbombog.
— Et tu ne veux pas la venger. Tu veux juste continuer de tuer impunément le plus de femmes possibles. Vous n'êtes tous que des brutes qui n'ont de bon que la semence qui permet de faire venir au monde les vraies dirigeantes de ce monde.
— Si vous le dites, Ba'mbombog.
Le sceptre de la chamane frémit dans sa main, la fumée rouge s'en échappant avec plus de fureur.
— Tu savais que tu n'avais plus aucune chance de te tirer vivant du rituel, alors tu t'es servi d'une information que cet abruti de prêtre de Sekou a dû te donner durant votre périple dans la forêt sacrée. Le genre d'informations qui t'auraient sans doute exempté de passer par l'illégalité pour tuer ces femmes. Assassin ! Salop !
— Je vous aime aussi, Ba'mbombog, sourit Diwassa.
La Ba'mbombog, furieuse, leva le sceptre, sans doute avec l'intention de jeter un mauvais sort à Diwassa.
— Il suffit, Jina, dit Shani dans le dos de Diwassa, qui se retourna. Le jeune Diwassa est dans son droit. L'injustice appelle la justice. Les Cinq Dieux avaient puni l'engeance d'Azeufack, et ses tortionnaires se sont substituées aux Cinq Dieux et à moi pour établir leur justice.
Tout en parlant, elle s'était rapprochée, tenant un étroit rouleau de papyrus usé entre ses doigts. Elle tendit la main libre, et la machette plantée derrière la Ba'mbombog s'arracha du sol et vint en vrombissant, comme attirée par une pierre de fer magique, se coller dans la main de la Negusi. Elle se plaça devant Diwassa, les deux objets dans sa main :
— L'une de mes plus fidèles filles a brisé l'esprit de la Santini Negusi pour assouvir une justice personnelle irraisonnée. Elle avait sans doute compté sur tout l'amour que je porte à mes filles pour se sortir sans trop de mal de ce sacrilège, mais s'il ne s'était agi que d'un fils de Sekou, j'aurais sans doute fermé les yeux. Mais elle a tué l'une de ses sœurs. Le sang appelle le sang. Qu'elle défende le sien, face au représentant de ma fille absente, que je vais bénir avec huit sorcelleries. Cette nuit accueillera un Musango Nzoum, pour la justice sur ma fille Ngossi Azeufack. Que les combattants se préparent.
Sur ces mots, Shani tendit la machette et le filon de banga à Diwassa, qu'il lui prit avec déférence.
— Que ton sang brûle des huits dons de Zanate, Diwassa, fils de Kingue, bourreau de Ngossi Azeufack.
Shani leva la tête pour regarder Kissa, qui observait la scène avec de la haine déformant les traits de son visage, son corps tendu, comme un lièvre face à un léopard au fond de sa tanière.
— Ma fille, tu souhaitais prendre la vie de ce meurtrier dans les ombres du sacrilège. Une chance inespérée t'es donnée de te sortir vierge de toute punition consécutive à ton écart, et de laver le sang de tes sœurs que cet homme a pris. Le Musango Nzoum cessera quand le corps sans vie de l'un de vous nourrira la terre de la forêt sacrée.
Shani baissa à nouveau les yeux sur Diwassa.
— Veux-tu te battre à genoux ? Dit-elle avec un léger sourire.
Diwassa cilla, puis baissa les yeux sur son filon, qui s'enflamma spontanément par un bout. Diwassa le fuma alors, et il comprit pourquoi les amazones se croyaient si divines.
Il sentit la sorcellerie de la régénération soigner toutes ses blessures légères et profondes écopées depuis le premier jour de sa semaine infernale, y compris ses récentes fractures. La sorcellerie de l'endurance apaisa les battements de son cœur, chassant toute trace de l'engourdissement que son corps et son esprit avaient jusque-là. La sorcellerie de la vision lui fit voir combien le triangle de poils qui couvrait l'intimité de la Negusi était si soyeux et humide, lui rappelant à quel point la femme la plus désirée au monde était proche de lui. Quand il sentit la sorcellerie de la force se déverser en lui, il se rendit compte que sa machette pesait à présent moins qu'une plume dans sa main. Quand il se remit sur ses pieds, ce fut sans prendre appui de ses mains pour se redresser. Il se leva juste en dépliant les genoux, en un mouvement aussi fluide que ceux qu'il enviait à ses poursuivantes de ces derniers jours. La sorcellerie des réflexes était merveilleuse. Il avait conscience de la présence des autres sorcelleries qui circulaient dans son corps. Celle de l'anti-douleur, ainsi que celle de la mémoire et de la peau de crocodile.
Après avoir remercié la Negusi d'un léger signe de tête, il se retourna avec souplesse vers son adversaire, qui avait ramassé une machette posée près du feu, et dégainé une de ses deux lances dans son dos.
— C'est sans doute mieux comme ça, Marchepied, dit Kissa après un grand rire. Comme ça, tu ne diras pas à Zani que tu l'as rejoint en mourant lâchement face à une don'ga. Je n'ai jamais eu besoin de la sorcellerie de la régénération pour tuer quiconque. Je suis Kissa Kizangani, et ce soir, je vengerai mes sœurs disparues en leur offrant leur meurtrier comme esclave dans leur palais chez Zani !
Diwassa, en silence, s'avança vers elle, sa machette foulant l'herbe au rythme de ses pas. Kissa montra les dents et poussa le fameux cri de guerre, en trille assourdissante, des amazones sur un champ de bataille. Puis elle s'élança à la vitesse d'un guépard sur sa proie. Malgré sa vision et ses réflexes surhumains, Diwassa parvint à peine à dévier le coup de taille venant de sa gauche, et ne put rien faire d'autre qu'exposer son épaule pour protéger son torse du coup de lance en estoc que Kissa destinait à son cœur. Malgré la sorcellerie de la peau de crocodile, la pointe de la lance s'enfonça profondément dans sa chair, mais sous l'effet de la sorcellerie de l'anti-douleur, Diwassa ne ressentit qu'une sensation de piqûre d'aiguille.
Il tenta de décapiter la don'ga, mais elle se désengagea et s'écarta sur le côté droit de Diwassa, pour balancer sa machette et sa lance en une série de frappes aussi violentes qu'invisibles, tant elles étaient rapides. Reculant devant la fureur de la don'ga, Diwassa ne parvenait qu'à peine à parer ses coups, et il reçut des dizaines de taillades de lance ou de machette, qui auraient sans doute été handicapantes sans l'efficacite des sorcelleries qui couraient dans son corps.
Après ce qui parut une éternité à Diwassa de cet échange qu'il supportait à peine, Kissa rompit le contact avec lui et se mit à courir autour de lui, dans un rayon d'environ trois mètres, ses armes au clair. Diwassa, à peine essoufflé, se courba et se mit à pivoter pour suivre le rythme, n'essayant même pas de jouer à son jeu. Il avait assez couru ces derniers jours pour une vie entière, et il connaissait ce mode d'attaque des don'ga. Il avait grandi avec une personne qui rêvait depuis petite d'en devenir une, et faisait partie d'une des meilleures légions d'amazones à l'heure actuelle. Ce n'était donc pas sa première consommation de banga, comme beaucoup de proches de don'ga, quoi que c'était sa première fois de le faire dans la légalité, et pour défendre sa vie.
Kissa se jeta avec un cri de rage à nouveau sur lui, changeant l'ordre de son attaque, pour commencer par la lance. À l'instinct, avec le renfort de ses nouveaux réflexes, Diwassa se saisit de la hampe de la lance avec sa main gauche et attira avec force Kissa sur lui, augmentant la force de son élan. Elle balança alors sa machette avec le cou de Diwassa comme cible, mais leur soudain rapprochement avait annulé la portée initiale de l'attaque, alors que Diwassa les entrainait tous les deux vers le sol, après avoir calé le poignet gauche de Kissa entre son bras droit et sa côte droite. Ils tombèrent ainsi enlacés, la lance de Kissa se plantant dans le sol, tandis que Diwassa avait réussi à caler sa machette entre son corps et celui de Kissa. Il vit la terreur dans les yeux de la don'ga quand ils touchèrent le sol.
Kissa essaya de se lever la main droite pour lever à nouveau sa machette, mais Diwassa la saisit par le poignet, puis la baissa de force, avant de l'emprisonner l'avant-bras avec sa main gauche dans son mouvement d'accolade, qui la pressait contre lui alors que la machette avait commencé à mordre profondément dans ses chairs.
— Chien ! Cracha-t-elle. Lâche !
— Tu utilises sept des huit sorcelleries de Zanate, Kissa. Et celle que tu as toujours négligé pour faire la brave te coûtera la vie ce soir, don'ga.
Alors qu'elle redressait la tête pour le frapper de son crâne, Diwassa détourna la tête au dernier moment pour lui faire frapper le sol, tandis qu'il imprimait à sa main droite des mouvements de découpe qui, renforcés à la sorcellerie, lui faisaient taillader Kissa depuis le haut du sein droit jusqu'à son ventre, dans un mouvement latéral de haut en bas. Son coup de tête lui avait fait s'empaler plus profondément sur la machette. Sous les effets de la sorcellerie de l'opium, elle mourut sans même ressentir la douleur de la plaie qui lui avait fait vider ses tripes chaudes sur Diwassa.
Fin du chapitre 9
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 5 autres membres