Bonne année - Chapitre 10
Bonne année - Chapitre 10
Diwassa se releva après avoir écarté le corps de Kissa, ainsi que ses organes internes, sur le côté. Il ne ressentait ni joie, ni peine. Se tournant vers la Negusi, il dit en s'inclinant devant Shani :
— Par ce Musango Nzoum, j'offre le corps de la coupable à la terre de nos ancêtres.
— Et les ancêtres acceptent ton sacrifice, dit Shani en inclinant la tête.
Au même moment, le son de fer d'un gigantesque gong se fit entendre à quelques kilomètres plus au nord, remplissant le vent et les bruits des bêtes nocturnes alentour qui le précédait.
— Il semblerait donc que tu aies survécu au Santini Negusi, dit Shani, les yeux plissés, sans sourire. Il est minuit.
— Il semblerait, Negusi.
— Dis-moi donc ce que tu souhaiterais comme récompense pour ton exploit. Je te propose deux alternatives, en cette nouvelle année de règne de la justice et du bien pour le royaume d'Alaba. Comme souvent, tu peux dès maintenant rejoindre l'ordre très privilégié de mes Maculés. Les seuls hommes du royaume à ne pas être asservis par d'autres femmes que moi, avec des privilèges équivalents à ceux des femmes, et un droit de vote lors des élections des notables de leur région. En échange, tu me devras loyauté et fidélité jusqu'au jour où l'un des Cinq Dieux décidera de te faire rejoindre son domaine éternel, pour la prochaine Grande Guerre de Mille Jours.
Diwassa hocha la tête, en attente de la seconde alternative.
— La seconde alternative serait que je ramène à ta demande l'esprit de Ngossi Azeufack dans son corps, que Jina aura soigné au préalable, avant de lui redonner le souffle de vie, puisque le délai de la neuvaine après sa mort n'est pas encore écoulé, et que tu as réussi avec brio à lui rendre justice.
— Shani ! S'insurgea la Ba'mbombog de sa voix rauque.
Shani se tourna lentement vers sa grande chamane, et Diwassa vit des ondes de pouvoir blanches s'échapper de la Negusi, lourdes, menaçantes, alors que les volutes du bâton de la Ba'mbombog semblaient vouloir se cacher devant celles de la Negusi.
— Voudrais-tu vraiment me voir en colère, Ba'mbombog ?
— Mais c'est le Porteur de Justice de la prophétie, Shani ! Gémit la grande chamane de sa voix douce en se recroquevillant dans sa robe.
Les volutes blanches cessèrent de s'échapper de son corps, et la Negusi parut surprise quand elle se retourna pour détailler Diwassa.
— Comment ?
— Ton incarnation actuelle n'en a peut-être plus le souvenir, mais les prêtresses de ton temple veillent. Cet homme est le Porteur de Justice, car comme le disent les paroles de l'oracle tutsi du prophète fou Soukoundjou :
Né second, inaccessible à ceux du premier,
Il apprendra la langue du silence
Et lui rendra justice, afin que de la mort viennent les mots
Par son…
— Il suffit, Jina, la coupa Shani, se frottant les yeux d'un air las. Je m'en souviens, maintenant.
— Très bien, dit Jina, ayant encore changé pour la voix rauque. Et tu te rends compte de ce que…
— J'ai dit, il suffit.
La grande chamane se tut, son masque inexpressif rivé sur Diwassa. Shani reprit la parole :
— Que choisis-tu, Diwassa, de l'engeance maudite de Sekou ?
— J'aimerais que vous rameniez Ngossi du voile de l'Entre-monde, ma mère Shani.
La Ba'mbombog frémit d'indignation devant la familiarité de Diwassa envers leur souveraine, mais ne parla pas.
— Ainsi soit-il, conclut Shani. Jina, accomplis le rite.
— Une âme pour une âme, répondit la grande chamane en maugréant de sa voix rauque, s'avançant néanmoins vers l'endroit où se trouvait le corps de Kissa.
— Tu prendras donc celle de la renégate pour remplacer celle que tu vas utiliser pour restaurer le corps de ma fille vengée. Tu es bien placée pour savoir ce qui se produirait si c'était moi qui faisais ce travail, Jina. Cesse de me bouder.
— Oui, Shani, dit-elle avec sa voix douce.
La grande chamane tendit son bâton vers le corps de Kissa, qui laissa échapper d'épais filets de fumée blanche, éthérée, qui se mirent à rougir en grésillant au contact du bâton, alors qu'un long cri d'agonie se faisait entendre le long du processus. Diwassa eut envie de demander à la Ba'mbombog ce qu'elle faisait, mais il eut peur qu'elle ne lui réponde en lui faisant subir le même sort, malgré la présence de sa souveraine. Comme si elle avait vu sa crainte dans sa tête, Jina tourna brusquement la tête vers lui, et lui dit de sa voix douce :
— Un jour, ce sera toi que je mettrai dans mon bâton, Marchepied.
Diwassa se mordit la lèvre pour ne pas répondre.
En faisant voleter d'une manière théâtrale un pan de sa vaste robe, Jina fit volte-face pour aller vers le corps de Ngossi, suivie quelques pas en arrière par Diwassa. Sous la lumière du feu qui mourait déjà, Diwassa constata que même le toucher mortel de Zani avait à peine entamé les traits délicats de Ngossi. Il se retint encore pour quelques instants de se jeter à ses pieds pour la prendre dans ses bras.
— Belle, commenta Jina de sa voix rauque, détaillant le corps inanimé. Quel gâchis ça a failli être. Et surtout quel gâchis ce sera ! Pouah !
Puis, presque avec réticence, elle toucha les pieds nus de Ngossi avec son bâton, et dit de sa voix douce :
— Par Zanate, je rappelle cet enfant du grand Voile.
Un filet de fumée rouge quitta le bâton et s'éleva dans les airs avant de disparaître. Jina toucha ensuite la tête de Ngossi, puis poursuivit :
— À Zani l'Incorruptible, j'offre un loa venu des Terres Sans Dieux.
Un autre filet de fumée rouge, plus épais que le premier, quitta le bâton pour entrer dans la tête de Ngossi. La grande chamane leva ensuite son bâton au-dessus du corps et dit de sa voix rauque :
— Par Zayaya, je redonne à cette fille le don des mots qu'un loa vengeur lui avait pris depuis les entrailles de sa mère !
Un filet de fumée quitta le bâton et intégra le corps de Ngossi par la bouche. Jina se mit ensuite à danser autour du corps en agitant son sceptre :
— Par Zukulu, poursuivit-elle dans un grondement, je lui redonne le savoir et la folie de sa vie antérieure !
Plusieurs filets de fumée s'étaient échappé du bâton et flottèrent en dansant autour de Jina avant d'intégrer aussi le corps de Ngossi. Puis, après avoir baissé le col de la robe marron de Ngossi jusqu'à la naissance des seins, la Ba'mbombog cracha une énorme glaire sur sa poitrine et dit de sa voix douce :
— Par Zambe, ainsi soit-il.
Ngossi prit une inspiration brusque en se redressant, et la Ba'mbombog dit à Diwassa de sa voix douce teintée de solennité ironique :
— Vous pouvez embrassez votre reine, Marchepied.
Diwassa, qui se tenait jusque-là à distance respectueuse des deux femmes, avança vers elles, puis se baissa pour prendre une Ngossi encore surprise dans ses bras.
— Oh… dit-elle, surprise de sa propre voix. Oh !
— Oui, Ngossi, dit Diwassa, des larmes silencieuses coulant de son visage, tu parles.
Il rompit leur accolade pour la saisir par les épaules, un sourire de joie pure aux lèvres.
— Tu parles !
— Oh ! Dit Ngossi avec un sourire reconnaissant. Oui ! Je… Je…
— Ne me dites surtout pas merci, espèce de couple de poux, grogna la Ba'mbombog de sa voix rauque.
— Je vous ai déjà dit que je vous aimais, vénérable Ba'mbombog, dit Diwassa.
— Et moi je te hais de toutes les fibres de mon corps, Marchepied doublé de laid bébé, dit-elle de sa voix rauque.
Elle contourna avec une précaution exagérée les jambes de Ngossi, qui continuait de pousser des « Oh ! » et des « Ah ! » tous les deux battements de cœur, avant d'interpeller Shani, qui observait le groupe à distance, l'air nostalgique.
— Tu te rends compte de ce que tu viens de faire, A Shani ? L'Apocalypse a commencé ! Sekou va revenir, et ce sera ce petit connard son guide !
— Il me manque, Jina, dit Shani alors que des larmes coulaient de ses yeux.
La Ba'mbombog cessa de s'avancer vers elle, l'air interdite.
— Ce mâle dominant ? Cette brute ? Ce coureur de jupons ? Ce guide de conquérants aux doubles cervelles écervelées ? Ce…
— Oui, Jina, malgré tout ça, il me manque. J'étais lui, et il était moi. Aucun homme en ce monde ou dans les autres ne pourrait me faire rire comme lui le faisait, et me rendre heureuse comme lui le faisait, il y a longtemps. Je l'aimais, je l'aime et je l'aimerais toujours, Jina. Et ça, peu m'importe les prophéties, mon manque de prudence actuel ou ce que j'ai dû faire, pour le bien d'Alaba, et de mes enfants, qui ne comprennent pas tous de quoi j'ai sauvé le monde.
Shani disparut en un battement de cils, pour apparaître dans un sifflement bref à deux pas du couple, les fameuses volutes magiques blanches s'échappant de son corps par dizaines, comme les haillons d'écume d'une Mami-Water.
— Mais si cet homme est vraiment le porteur de Justice et qu'il me trahit un jour, poursuivit-elle en fixant Sekou d'un air impérieux, je me prostituerai mille ans chez Zani pour avoir le privilège de le tuer mille et une fois, car je suis la Negusi, et que plus jamais un homme ne me fera vivre tous les tourments que Sekou m'a fait vivre durant nos derniers siècles de vie commune.
Pendant son discours, un vent violent s'était levé, et il tomba au moment où le silence remplit sa bouche à nouveau. Jina faisait de petits pas de danse de jubilation dans son dos. Diwassa hocha la tête.
— Je ne vous trahirai jamais, ma mère Shani, dit-elle avec solennité.
— Bien, dit-elle d'une voix radoucie. Es-tu conscient que par ton choix, tu viens de te condamner à nouveau à ma justice royale et divine malgré ton exploit ?
— Oui, Negusi.
— Aimes-tu ma fille, engeance de Sekou ?
— Oui, Negusi.
— Plus que ta vie ?
— Sans elle je ne serais sans doute plus en vie, Negusi.
La Negusi haussa un sourcil devant cette réponse énigmatique, puis hocha lentement la tête avant de déclarer :
— Dès aujourd'hui, je décrète que Diwassa, frère jumeau de Diwassi, ma fille bien-aimée qui fait partie de l'ordre des amazones, est mort dans la forêt de Lhakam, et avec lui, tous ses péchés passés, ainsi que son immunité aux mots de pouvoir des reines d'Alaba. En ce jour est né un noble Azeufack. Quel nom a cet Azeufack ?
Diwassa réfléchit un moment, puis se décida.
— Ngachu, Negusi.
Ngossi eut un un sursaut et pressa le bras de son bien-aimé.
— Non… dit-elle.
— Si, ma reine, dit Diwassa. Parce que je veux laver le nom de ta famille, à présent, et parce que si je devais choisir les noms des autres personnes que j'aimerais restaurer la mémoire, je devrais en demander trop, à ma mère, en ce soir spécial.
La Negusi le toisa. Il savait qu'elle avait lu dans son esprit les noms qu'il voulait prendre. Ceux de ses plus illustres compagnons morts dans la forêt. Mongo, Engolo et Kimane.
— Ainsi soit-il, dit la Negusi. Relève-toi avec ton bien-aimé, Ngossi Azeufack.
Sans peine, Ngachu Azeufack, anciennement Diwassa, aida son épouse à se relever.
— Je vais t'intégrer dans mon palais en tant que Maculé Sacré. Ce qui signifie que même moi, Shani, n'aurai pas le droit de te mettre sous mon pouvoir ou dans ma couche tant que ton épouse, Ngossi Azeufack, sera en vie.
Une vague de soulagement traversa Ngachu, qui hocha la tête de gratitude pour ce privilège que lui accordait la Negusi. Après les tempêtes dans leurs vies, un horizon calme se profilait enfin pour eux.
— Bonne année, les mariés, dit Shani.
— Bonne année, Shani, dirent en chœur les Azeufack.
Fin de l'histoire
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